Lire, écrire: «C’est le corps qui apprend»

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Une majorité de personnes n’utilise déjà plus l’écriture manuelle dans leur vie courante, c’est le constat que l’on peut faire. Mais pour autant doit-on supprimer l’écriture cursive ?

Chargé de recherche au Laboratoire de neurosciences cognitives à Marseille, Jean-Luc Velay étudie depuis de nombreuses années les interactions de l’écriture et du cerveau. Pour le chercheur l’écriture liée ou cursive est la plus efficace et la plus rapide. Elle sera d’autant mieux installée chez l’enfant que son corps aura pris la bonne posture dès le début.

Le mouvement d’écriture joue un grand rôle dans la représentation et la mémorisation des caractères: apprendre à écrire à la main permettrait d’acquérir une meilleure maîtrise non seulement de l’écriture, mais aussi de la lecture. Cette notion de l’engament du corps dans les apprentissages qui n’avait pas ou peu était prise en compte, jusqu’à maintenant, se retrouve sur le devant de la scène.

Découvrez cet Article du quotidien LE TEMPS édité à Genève,  

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Lire, écrire: «C’est le corps qui apprend»

L’école renoncera-t-elle un jour à enseigner l’écriture manuelle au profit du clavier? Si elle le fait, elle risque de former de piètres lecteurs, dit le neuroscientifique français Jean-Luc Velay

Alors, c’est vrai ? Les Etats-Unis abandonnent l’enseignement de l’écriture manuelle? On va assister à l’avènement d’une génération de purs «clavierographes»? La nouvelle a fait le buzz depuis sa publication dans le magazine Le Point de la semaine dernière. Elle était inexacte, ou plutôt, formulée avec suffisamment d’ambiguïté pour être mal comprise. En réalité, ce qui va devenir optionnel dans 45 états sur 50 dès l’an prochain, c’est l’apprentissage de l’écriture liée, au profit du seul script. Et d’une présence renforcée des claviers en classe.

Si la semi-fausse nouvelle a causé l’émoi, c’est qu’elle repose sur une réalité tangible: la quasi-disparition de l’écriture manuelle dans notre vie de tous les jours. Logiquement, certains suggèrent que l’école tire les conséquences de cet état de fait, en jetant les stylos au feu.

Renoncer à l’apprentissage de l’écriture manuelle, est-ce envisageable? Et quelles seraient les conséquences d’un tel choix? Chargé de recherche au Laboratoire de neurosciences cognitives à Marseille, Jean-Luc Velay a un début de réponse à cette question: une génération d’adultes n’ayant eu affaire qu’au clavier risque d’avoir des problèmes en lecture, dit-il. Invité dans le cadre de la semaine du cerveau, le chercheur s’en expliquera à Fribourg le 11 mars prochain*.

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Le Temps: L’abandon de l’écriture manuelle à l’école est devenu une option?

Jean-Luc Velay: Il y a des arguments qui plaident pour cet abandonet ils ne sont pas négligeables. Les partisans du tout-clavier font valoir que l’immense majorité de la population n’utilise déjà plus l’écriture manuelle dans la vie courante adulte. Si on admet que cette affirmation est exacte, la question suivante n’est pas absurde: quel sens cela a-t-il de continuer à enseigner une pratique qui, finalement, n’est plus vivante qu’à l’école? L’apprentissage de l’écriture est très long, difficile pour beaucoup d’enfants qui, du coup, se bloquent face à l’écrit et négligent la lecture. Pour ces élèves dits dysgraphiques, le clavier pourrait représenter une sorte de marchepied: en simplifiant l’entrée en écriture, il permettrait d’éviter le blocage.

– Mais peut-on vraiment apprendre à écrire sans passer par le geste de formation des lettres?

– C’est toute la question. Nos travaux, avec Marieke Longcamp, ont montré que le mouvement d’écriture joue un grand rôle dans la représentation et la mémorisation des caractères: apprendre à écrire à la main permettrait d’acquérir une meilleure maîtrise non seulement de l’écriture, mais aussi de la lecture.

– Pourquoi de la lecture?

– Le geste consistant à reproduire une forme identique à celle de la lettre s’imprime dans les zones sensori-motrices du cerveau. Or, ces zones sont automatiquement activées quand il s’agit de reconnaître visuellement un caractère. Autrement dit, quand il regarde une lettre, le lecteur ne fait pas seulement appel à sa mémoire visuelle, il utilise aussi sa mémoire motrice: les mouvements de l’écriture sont en quelque sorte simulés mentalement pendant la lecture.

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– C’est ce qui se passe quand je ne me souviens plus de mon code d’immeuble et que j’ai besoin de le pianoter pour m’en souvenir?

– Oui, c’est comparable: on a besoin de faire le mouvement pour réactiver la mémoire. Les Japonais connaissent bien cela: quand ils ne retrouvent plus la signification d’un idéogramme, ils font mine de l’écrire avec le doigt en l’air pour s’en souvenir. On appelle cela le Ku-sho.

– Un enfant qui apprendrait à écrire uniquement sur clavier aurait donc des difficultés de lecture?

– C’est une hypothèse, même si pour le moment, nos travaux n’ont porté que sur la reconnaissance de caractères isolés. Nous avons fait apprendre des caractères nouveaux à des enfants et à des adultes et nous leur avons ensuite demandé de les reconnaître: ceux qui les avaient appris en écrivant à la main les reconnaissaient mieux que ceux qui n’avaient passé que par le clavier. Ce qui est sûr, c’est que le mouvement du corps joue un rôle important dans l’apprentissage, un rôle qui a été sous-estimé.

– Sauf par Maria Montessori! Sa grande conviction n’était-elle pas qu’on apprend par le corps?

– Maria Montessori avait raison, c’est le corps qui apprend. Aujourd’hui, le développement des technologies contribue à réduire drastiquement l’engament du corps dans les apprentissages. On part du principe que les activités cognitives relèvent de la pure abstraction: c’est une grave erreur, on commence à s’en rendre compte. Il existe un courant scientifique émergent, appelé «cognition incarnée», qui plaide pour le retour à une mise en jeu du corps dans les apprentissages. Cela dit, Maria Montessori n’était pas la première à défendre cette vision: le mathématicien Henri Poincaré, au XIXe siècle déjà, disait: les maths, ça passe par le corps.

– Vous rappelez que l’apprentissage de l’écrit est très long. Pour un enfant qui n’apprendrait que via le clavier, et qui serait donc privé du recours à sa mémoire motrice, ne risque-t-il pas d’être encore plus long?

– C’est possible. Et ce serait en effet un résultat paradoxal pour une école qui viserait davantage d’efficacité. Ce qui me paraît clair, c’est qu’aucun système scolaire ne devrait s’engager dans une telle voie sans avoir vérifié sérieusement les effets éventuels d’un choix de société aussi drastique. Imaginez que l’on passe au tout-clavier et que l’on produise une génération de purs dactylographes pour s’apercevoir ensuite qu’ils ont des problèmes de lecture. Le jour où l’on décide de revenir à l’écriture manuelle, où trouvera-t-on les maîtres pour l’enseigner? Il y a, dans un tel choix de société, quelque chose d’irréversible. Il faut le savoir, même si, en soi, ce n’est pas une catastrophe: il y a bien des savoir-faire qui se sont perdus ou sont en passe de l’être, à commencer par la couture…

– «Vérifier sérieusement» les effets d’un tel choix, cela veut dire produire des recherches qui comparent des populations d’enfants dactylographes à d’autres ayant appris l’écriture manuelle?

– Oui. A ma connaissance, il n’existe nulle part actuellement un groupe d’enfants n’ayant appris à écrire que sur clavier. Et vous imaginez les problèmes déontologiques qui se posent lorsqu’on veut créer un tel groupe à des fins expérimentales. Pour notre recherche, nous avons sollicité 76 enfants de première et deuxième maternelle, mais seulement pendant quatre semaines. Au-delà, il aurait fallu expliquer aux parents: nous retardons l’apprentissage de l’écriture manuelle de votre enfant pour raisons scientifiques, histoire de vérifier si sa scolarité en pâtira… Impensable du point de vue éthique. En revanche, si un jour les Etats-Unis mettent en place un système où l’apprentissage de l’écriture manuelle devient optionnel, ce sera différent: les enfants purs dactylographes le seront par choix des parents. Et bientôt, ils formeront une cohorte très intéressante à étudier.

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– Celui qui ne sait plus écrire à la main est complètement dépendant de la machine…

– C’est vrai: un crayon tombe rarement en panne. Abandonner l’apprentissage de l’écriture manuelle nous mettrait, encore davantage qu’aujourd’hui, dans la dépendance de la technologie. On peut d’ailleurs s’interroger sur le rôle joué par les fabricants d’ordinateurs dans le mouvement qui prône cet abandon: pour le marchand de claviers, l’éducation nationale représente un marché faramineux.

– Si l’écriture manuelle devient optionnelle à l’école, il y aura toujours une élite pour y astreindre ses enfants. On reviendrait à une situation que l’humanité connaît bien: la masse d’un côté de l’écrit, la crème de la société de l’autre.

– Oui, sauf que si 90% de la communication se fait via le clavier, la masse n’en sera pas exclue. Et savoir écrire à la main apparaîtra aussi utile que de connaître le latin ou le grec.

– Ça, c’est dans l’hypothèse où l’apprentissage purement dactylographique n’aurait aucun effet négatif sur la maîtrise de l’écrit.

– Effectivement, et cette hypothèse est loin d’être vérifiée.

Allez, au plaisir de vous lire ... Enjoy !

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