Derrière le sourire, toute une science

Dan Gilbert, auteur du livre Stumbling on Happiness (« Et si vous tombiez sur le bonheur » chez Robert Laffont), remet en question la notion que : nous devenons misérables lorsque nous n’obtenons pas ce que nous désirons. Notre "système immunitaire psychologique" nous permet de nous sentir véritablement heureux, même lorsque les choses ne se déroulent pas comme prévues.

Daniel Todd Gilbert, professeur de psychologie à Harvard, est notamment connu aux Etats-Unis pour son best-seller Et si le bonheur vous tombait dessus (publié en français chez Robert Laffont en 2007). Son travail met en lumière, entre autres choses, les erreurs que nous faisons systématiquement lorsque nous nous imaginons à quel point nous allons être heureux – ou malheureux. Dans cette interview réalisée par Gardiner Morse, journaliste à Harvard Business Review, Daniel Todd Gilbert passe en revue le domaine de la recherche en matière de bonheur et en explore les frontières.

Harvard Business Review : La recherche en matière de bonheur est devenue le grand sujet des vingt dernières années. Pourquoi ?

© Jason Grow

Daniel Todd Gilbert : Nous n’avons réalisé que récemment que nous pouvions associer l’une des plus anciennes questions que nous nous posons, à savoir : « En quoi consiste le bonheur humain ? », à notre manière la plus récente de trouver des réponses, à savoir la science. Avant, jusqu’aux dernières décennies qui viennent de s’écouler, la question du bonheur reposait essentiellement entre les mains des philosophes et des poètes.
Les psychologues se sont toujours intéressés aux émotions, mais leur étude a pris une ampleur inédite au cours des vingt dernières années, et l’une des notions qu’ils étudient le plus en la matière est celle du bonheur. Récemment, des économistes et des neuroscientifiques ont rejoint le mouvement. Toutes ces disciplines ont des intérêts spécifiques, mais qui se recoupent : les psychologues cherchent à comprendre ce que ressentent les gens, les économistes veulent savoir ce à quoi ils accordent de la valeur, et les neuroscientifiques veulent connaître la manière dont le cerveau réagit aux récompenses. Le fait que ces trois disciplines distinctes s’intéressent toutes à un même sujet a conféré à ce dernier une envergure scientifique. Des articles sur le bonheur sont maintenant publiés dans l’éminente revue « Science », des personnes qui étudient le bonheur sont lauréates de prix Nobel (comme le psychologue et économiste Daniel Kahneman, Prix Nobel d’économie en 2002, NDLR) et les gouvernements du monde entier se mettent en branle pour comprendre comment mesurer et augmenter le niveau de bonheur de leurs citoyens.

Comment peut-on mesurer quelque chose d’aussi subjectif que le bonheur ?

Il est bien plus facile de mesurer des expériences subjectives qu’il n’y paraît. C’est d’ailleurs ce que fait votre ophtalmologue lorsqu’il évalue la correction dont vos yeux ont besoin. Il met une lentille de verre devant votre œil et vous demande de lui rendre compte de votre ressenti, puis il met un autre verre et un autre encore. Il utilise vos réponses comme autant de données qu’il soumet à une analyse scientifique afin de concevoir une correction visuelle qui vous permette de voir parfaitement – tout cela sur la base de ce que vous avez communiqué de votre expérience subjective. Le ressenti des individus en temps réel constitue une très bonne approximation de leur expérience et nous permet de voir le monde à travers leurs yeux. Ils ne seraient peut-être pas capables de nous dire à quel point ils étaient heureux hier, ou le seront demain, mais ils peuvent nous dire comment ils se sentent au moment même où on le leur demande. « Comment allez-vous ? » est peut-être l’une des questions posées le plus souvent au monde et elle ne déconcerte personne.
Il existe de nombreuses manières de mesurer le bonheur. On peut demander aux gens : « A quel point vous sentez-vous heureux à l’instant ? » et leur faire évaluer cela sur une échelle. On peut utiliser des techniques d’imagerie par résonance magnétique afin de mesurer l’afflux de sang dans le cerveau, ou choisir l’électromyographie afin de mesurer l’activité des « muscles du sourire ». Mais dans la plupart des circonstances, ces mesures sont très fortement corrélées et il faudrait être le gouvernement fédéral américain pour préférer des méthodes de mesure complexes et onéreuses à d’autres, simples et peu coûteuses.

Mais l’échelle d’évaluation n’est-elle pas, elle-même, subjective ? Ce qui pour vous est un 5 peut être un 6 pour moi. 

Imaginez qu’une pharmacie vende une série de thermomètres bon marché qui ne sont pas particulièrement bien calibrés. Les personnes dont la température est normale peuvent obtenir une mesure autre que 37 °C, et deux personnes ayant la même température ont des chances d’obtenir des résultats différents sur leur thermomètre. Ce manque d’exactitude pourrait amener certaines personnes à se tourner vers un traitement médical dont elles n’ont en fait pas besoin ou bien à ne pas entamer cette démarche alors qu’elles pourraient en avoir besoin. Les thermomètres défectueux représentent donc parfois un problème, mais ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, si je faisais venir 100 personnes dans mon labo, si j’en exposais la moitié à un virus grippal et si j’utilisais ces thermomètres défectueux pour prendre leur température une semaine plus tard, il est quasiment certain que la température moyenne des personnes exposées serait plus élevée que celle des autres. Certains thermomètres sous-estimeront cette température et d’autres la surestimeront, mais tant que je mesure la température de suffisamment de personnes, les erreurs de précision s’annuleront entre elles. Même avec des instruments mal calibrés, on peut comparer des groupes comprenant un grand nombre de personnes.

Une échelle d’évaluation est comme un thermomètre défectueux. Son inexactitude en fait un outil mal choisi pour certains types de mesures (par exemple, pour exprimer exactement à quel point Jean était heureux à 10 h 42 le 15 août 2015), mais elle est parfaitement adaptée aux types de mesures que prennent la plupart des psychologues.

Qu’ont découvert tous ces chercheurs en matière de bonheur ?

Une grande part des recherches confirme ce dont nous nous sommes toujours doutés. Par exemple, les personnes qui sont dans une bonne relation de couple sont généralement plus heureuses que celles qui ne le sont pas. Les personnes en bonne santé sont plus heureuses que celles qui sont malades. Les personnes qui participent aux activités de leur paroisse sont plus heureuses que celles qui ne le font pas. Les personnes riches sont plus heureuses que les personnes pauvres, et ainsi de suite.
Cela dit, il y a aussi eu quelques surprises. Par exemple, s’il est vrai que toutes ces choses rendent effectivement les gens plus heureux, il est étonnant de constater le peu d’importance que revêt chacune d’elles, prise individuellement. Oui, une nouvelle maison ou un nouveau mariage vous rendront plus heureux, mais pas tant que cela, et pas si longtemps que cela. Il s’avère en fait que les individus ne sont pas très doués pour prédire ce qui les rendra heureux et combien de temps ce bonheur durera. Ils s’attendent à ce que des événements positifs les rendent bien plus heureux que cela n’est en fait réellement le cas, et ils s’attendent à ce que les événements négatifs les rendent plus malheureux que ce n’est effectivement le cas. Aussi bien dans les études de terrain qu’en laboratoire, nous avons découvert que gagner ou perdre une élection, trouver ou perdre un partenaire sentimental, obtenir une promotion ou non, réussir un examen ou non, sont autant de choses ayant un impact moindre sur le bonheur que les individus ne l’imaginent. Une étude récente montre que très peu d’expériences nous affectent pendant plus de trois mois. Lorsque de bonnes choses nous arrivent, nous les fêtons un moment puis nous nous dégrisons. Lorsque des choses pénibles nous arrivent, nous pleurons et nous nous plaignons un moment, puis nous nous ressaisissons et reprenons les choses là où nous les avions laissées.

Pourquoi les événements n’ont-ils qu’un effet si fugace sur le bonheur ?

L’une des grandes explications est que les individus sont doués pour synthétiser le bonheur – pour trouver le bon côté des choses. En conséquence, ils sont finalement souvent plus heureux qu’ils ne s’y attendaient après quasiment toutes sortes de traumatismes ou de tragédies. Prenez n’importe quel journal et vous trouverez des tonnes d’exemples. Souvenez-vous de Jim Wright (décédé en mai 2015, NDLR). Ce député élu pour la première fois en 1955, puis devenu speaker de la Chambre des représentants, a dû démissionner de ses fonctions en juin 1989, moins de deux ans après sa nomination, à cause d’un contrat de publication douteux avec un éditeur. Quelques années plus tard, il a déclaré au « New York Times » qu’il « se sentait vraiment mieux, physiquement, financièrement, émotionnellement, mentalement, et dans quasiment tous les autres domaines ». Puis prenez le cas de Moreese Bickham, qui a passé 37 ans dans le pénitencier d’Etat de Louisiane. Après sa libération (en janvier 1996, NDLR) il a dit : « Je n’ai pas une minute de regret. Cela a été une expérience formidable. » Il semblerait que ce genre de personnes vive dans le meilleur des mondes. A ce propos, Pete Best, batteur originel des Beatles, fut remplacé en 1962 par Ringo Starr, juste avant que le groupe devienne hypercélèbre. Aujourd’hui, c’est un batteur de session. Comment voit-il le fait d’avoir raté l’occasion de faire partie du groupe de plus célèbre du XXe siècle ? « Je suis plus heureux que je ne l’aurais été avec les Beatles. »
Une des observations les plus fiables qui ressort des études relatives au bonheur est que nous n’avons pas besoin de nous rendre chez un psy à chaque fois qu’un de nos lacets se casse. Nous faisons preuve d’une capacité remarquable à nous accommoder de chaque situation. La plupart des individus sont dotés de plus de résilience qu’ils n’en ont conscience.

Ne se font-ils pas des illusions ? Le bonheur réel n’est-il pas mieux que le bonheur artificiel ?

Soyons prudents avec les termes que nous employons. Le Nylon est quelque chose de bien réel, mais ce n’est tout simplement pas naturel. Le bonheur artificiel est parfaitement réel, mais il est créé par l’être humain. Le bonheur artificiel est ce que nous produisons lorsque nous n’obtenons pas ce que nous voulons, tandis que le bonheur naturel est ce que nous ressentons lorsque nous obtenons ce que nous souhaitons. Ils proviennent d’origines différentes mais ne sont pas nécessairement différents en termes de ressenti. Il n’est pas si évident que l’un soit meilleur que l’autre.
Certes, la plupart des gens ne voient pas les choses ainsi et pensent que le bonheur artificiel n’est pas aussi « bon » que l’autre, que les personnes qui le produisent ne font que se bercer d’illusions et ne sont pas réellement heureuses. Mais je ne connais aucun élément qui prouve que c’est effectivement le cas. Si vous perdez la vue ou perdez une fortune, vous découvrirez qu’il existe une toute nouvelle vie au-delà de ces événements. Et vous découvrirez bien des choses franchement positives dans cette nouvelle vie. D’ailleurs, vous trouverez sans doute certaines choses qui s’avéreront meilleures que ce que vous aviez auparavant. Vous ne vous mentez pas, et vous ne divaguez pas. Vous découvrez seulement des choses que vous ne connaissiez pas – que vous ne pouviez pas connaître avant d’être dans cette nouvelle vie. Vous vous lancez à la recherche de choses susceptibles de rendre votre nouvelle vie meilleure, vous les trouvez, et elles vous rendent heureux. Ce qui est le plus frappant pour moi, en tant que scientifique, c’est le fait que la plupart d’entre nous ne réalisons pas à quel point nous allons être doués pour découvrir de telles choses. Nous ne déclarons jamais : « Oh, bien sûr que si je perdais tout mon argent, ou si ma femme me quittait, je trouverais le moyen d’être aussi heureux que je le suis maintenant ! » Nous ne dirions jamais une chose pareille, pourtant c’est vrai.

réference de cet article : http://www.hbrfrance.fr/magazine/2015/11/8762-derriere-le-sourire-toute-une-science/

Allez, au plaisir de vous lire ... enjoy !

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