Les entreprises du bonheur


"Les entreprises du bonheur se sont affranchies des gens payés pour contrôler les autres", affirme Martin Meissonnier, réalisateur d'un reportage intitulé " le bonheur au travail !".

Un très bel article dans l'usine nouvelle, que m'a transmis Alain R.




Le postulat de départ du reportage qui passera le 24 février 2015 sur Arte à 20 H 40 est le suivant :
Sachant que nous passons un tiers de notre vie au travail, autant en faire quelque chose !
Des structures hiérarchiques peu agiles, des horaires de travail rigides, l'absence d'information sont autant de facteurs de frustation personnelle et d'inefficacité professionnelle.
Et pourtant, des entreprises aux méthodes managériales alternatives existent.
La responsabilité des prises de décision pour une organisation efficace y incombe aux employés : arrêt du système pyramidal, pratiques égalitaires, suppression des contrôles et des chefs, partage de l’information.



Voici l'interview de Martin Meissonnier.

Cette semaine, ce n’est ni un sociologue, ni un consultant ni un DRH qui parle du travail, mais un réalisateur reconnu de documentaires pour la télévision, Martin Meissonnier.
Après s’être intéressé à des sujets comme la fée électricité, les poubelles, ou la diplomatie des banlieues, il a passé plusieurs années à enquêter sur le bonheur au travail.
Une réflexion, dans la lignée des travaux d’Isaac Getz, sur les entreprises libérées, qui décident de remettre le salarié au cœur du travail.
Le résultat sera diffusé le 24 février 2015 sur Arte.
En attendant, Martin Meissonnier a accepté de partager son expérience de réalisateur.
Car le bonheur est aussi une question de regard.



L’Usine Nouvelle - Quelles difficultés avez-vous rencontrées pour faire ce film sur le bonheur au travail ?

Martin Meissonnier - Je crois n’avoir jamais autant tourné.
Filmer des gens heureux n’est pas simple, car on a très vite l’impression de regarder une publicité.
Filmer le malheur au travail est beaucoup plus simple : vous mettez un fond noir, vous rendez le visage flou et ajoutez une musique triste et tout le monde comprend.
Là, il fallait trouver le ton juste. Cela nous a pris un peu de temps.
Nous avons cherché les moments d’émotion, les moments de vérité.

Comment est née l’idée du film ?
J’ai un vieux copain consultant et qui est devenu psy.
Il m’a présenté Isaac Getz, l'un des auteurs de "Liberté et Cie".
Au début, je n’y croyais pas trop. Simultanément, je trouvais son analyse intéressante.
Enfin, dans les milieux que je fréquentais pour des raisons professionnelles (la musique, la télé), je constatais que les gens étaient de plus en plus malheureux depuis trente ans.
Tout cela m’a donné envie de creuser.
J’ai lu d’autres auteurs comme Béatrice Hibou "La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale" ou David Graeber, professeur à la London School of Economics qui a développé l’idée de bullshit jobs.

De quoi parle-t-il ?
Cet auteur réputé pour son essai sur la dette y parle de tous ces gens qui sont payés pour surveiller les autres.
Ils se sentent mal à l’aise dans leur travail et font peser leur mal-être sur les autres.
Un article qu’il avait écrit pour un fanzine, qui, une fois traduit, a fait le tour du monde.
Quand on fait un film comme le mien, il est surprenant de voir qu’au fond Graeber qui est militant d’extrême gauche, et Jean-François Zobrist (fondateur de la fonderie Favi), qui n’est pas vraiment un gauchiste, tiennent le même discours à quelques nuances près.
Les normes de l’usine taylorienne sont désormais appliquées partout.
Or, les entreprises du bonheur se sont toutes affranchies de ces strates de personnes payées pour contrôler les autres.
Je crois que notre grand malheur est d’être gouverné par les chiffres pour les chiffres.
Quand, dans mon métier, on dit à un réalisateur "super, ton film a bien marché", on fait référence à l’audience qu’il a eue.
Pourquoi pas après tout... mais là où le système devient bizarre, c’est quand dans les chaînes, on croise des personnes qui expliquent comment faire de l’audimat.
En général, ils n’ont jamais touché une caméra.



Avez-vous eu du mal à trouver un financeur ?
La RTBF, le pôle de télévision publique belge, a tout de suite accepté.
En France, cela a été un peu plus difficile. Tout le monde a des idées sur le travail.
Certains m’ont dit "le travail c’est l’aliénation".
Pour eux, parler du bonheur au travail était aberrant.
D’autres pensaient que parler de ce sujet avec un niveau de chômage aussi élevé était indécent.
Beaucoup pensaient que parler du travail n’était pas sexy.

A quel moment avez-vous su que vous pourriez faire le documentaire, que le sujet tiendrait la route ?
C’est quand je suis allé chez Poult, le fabricant de gâteaux.
C’était véritablement saisissant.
C’est une usine à la chaîne mais l’ambiance qui y règne est vraiment très bonne.
Quand on rentre dans l’atelier, ça se sent tout de suite.
Alors qu’on passe son temps à obtenir des autorisations pour tourner dans une entreprise, là tout s’est fait facilement, sans heurt.
Il n’y a pas de directeur de la communication. J’ai pu parler à qui je voulais.
Et c’était une vraie liberté de tourner.
J’ai failli révéler des secrets de fabrication sans le savoir.
Enfin, pour le cinéaste, c’était très graphique, très beau à filmer.

Est-ce comparable dans toutes les entreprises que vous avez visitées pour le documentaire ?
Non. En Inde, il n’a pas été facile de tourner chez HCL, l’entreprise dirigé par Vineet Nayar, l’auteur de "Employees First, Clients seconds".
Pour d’autres entreprises, le problème c’était de rendre compréhensible leur mode de fonctionnement.
Une firme comme Gore est passionnante.
Leur philosophie est très différente de tout ce qu’on peut voir.
Leur première valeur est de gagner de l’argent en s’amusant.
Pour cela, ils ont mis en place de nombreuses règles pour stimuler la créativité.
Par exemple, tout nouveau venu a un sponsor qui lui fait découvrir l’entreprise et l’aide à se constituer un réseau.
Une personne peut en changer si cela se passe mal.
De même, l’entreprise s’intéresse aux passions personnelles des employés en se demandant comment elles peuvent les mettre au service de l’entreprise.



Votre documentaire va donc au-delà du bonheur des salariés ? Oui, car ce qui m’a intéressé c’est aussi la dimension managériale.
Pour cela, l’aide d’Isaac Getz a été importante pour bien comprendre les mécanismes à l’œuvre.

Quand on fait un tel film, j’imagine qu’on en attend des retombées, des prises de conscience non ?
Oui, ce qui m’a fait le plus plaisir lors des premières projections que nous avons pu faire, c’est que le film serve de point de départ à des discussions.
Cela m’est arrivé récemment dans une entreprise. Le dialogue était très riche.

On dit que les gens heureux n’ont pas d’histoire. En est-il de même dans ces entreprises qui pratiquent le bonheur au travail ?
Non. Au ministère belge des mobilités qui est dans une démarche de libération, façon Isaac Getz, j’ai pu filmer une discussion entre un représentant du ministère et un syndicaliste.
Ce dernier s’inquiétait du remplacement de la notion de temps de travail par des objectifs à remplir.
Il montre très bien comment en partant de la volonté de rendre les gens heureux, les gens peuvent se retrouver à travailler sans limite.
Ce sont de vraies questions.
Dans certaines entreprises où je suis allé, et qui sont ou non dans le film, il y a des tensions quand le dirigeant part ou quand l’actionnaire change.
J’ai observé cette situation dans l’une des entreprises et je peux vous assurer que les salariés étaient inquiets à l’idée de perdre ce qu’ils avaient.
C’était palpable.

Vous dirigez votre entreprise de production. Un tournage c’est aussi un travail d’équipe. Pensez-vous que faire ce film a changé votre manière de travailler ?
Ce que je fais c’est de l’artisanat vous savez.
A la production on est une toute petite équipe.
Quand au tournage, je travaille avec le même cadreur depuis 25 ans, la hiérarchie est donc très limitée.
Ceci étant, oui j’ai changé en faisant ce film.
Je pense que désormais je ferai plus attention aux autres membres de mon équipe.
Une des choses que je retiens, c’est qu’il n’y a pas de recettes.
Cela part d’une forme de générosité.
Toutes ces entreprises m’ont aussi rappelé un certain nombre de sociétés où j’ai commencé comme Nova ou Canal Plus.
Dans ces boites à taille humaine, quand la standardiste avait une idée, elle la donnait et elle était appliquée.

Propos recueillis par Christophe Bye pour l'usine nouvelle.

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